Archives & Dossiers du Poitou-Charentes

Les bons jours d’Alfred (Frontenay-Rohan-Rohan)

 

Sabotier du marais et gendarme à cheval

Quatre vingt dix huit ans aux prochains bourgeons, Alfred. On dit Alfred, mais en réalité, c’est Théophile.
Théophile Ravard, né à la lisière du Marais Poitevin à Frontenay Rohan rohan le 26 mars 1883, ouvrier sabotier à trois sous la paire dans l’atelier paternel, engagé dans la gendarmerie à cheval jusqu’en 1925, à moto comme pilote de side jusqu’en 27, en voiture jusqu’à sa retraite en 32.
Auprès de sa fille avec qui il habite rue Saint-Symphorien à Niort, il coule des jours tranquilles que nulle infirmité, nulle maladie ne vient altérer. Un solide gaillard juste un peu dur d’oreille, qui marche sans canne, bêche son potager, ne chausse ses lunettes que pour éplucher la « N.R. », les retire pour suivre la T.V. « Les chiffres et les lettres », boit son café avec la gnôle à l’occasion.
Pour l’heure, on trinque, en cette veille de Noël, au champagne, chez son petit-fils, maître Jacques Laroche, avocat et adjoint au maire de Niort. L’œil pétille autant que le brut : « A la tienne, galopin… »
On est là pour égrener les souvenirs et rétablir la vérité. La « N.R. » avait en effet publié, le 21 novembre un article signalant le décès, deux jours plus tôt, à l’âge de 106 ans, du «dernier survivant des gendarmes à cheval» dans la clinique de la côte d’or.
Gendarme à cheval (sans bicorne, mais avec les premiers képis et sabre aux côté) Théophile Alfred Ravard le fut de 1910 à 1925 et il vécut ensuite les débuts de la motorisation et de la police de la route… Voilà 48 ans qu’il va toucher sa retraite. Les trésoriers-payeurs passent. Lui reste avec des souvenirs bien ordonnés dans un cerveau toujours en bon ordre de marche, mobilisé. Il nous l’a prouvé en reconstituant par petites touches, à la manière d’un tableau impressionniste, sa vie d’enfant du marais, de dragon, de gendarme et une fois venu le temps de la retraite militaire, d’assureur, de surveillant d’études, de Moniteur d’auto-école, de «pointeau» aux Ets Rougier… jusqu’à 70 ans !

La fille du Ferblantier.
A Frontenay-Rohan-Rohan prospère l’atelier de sabotier de François Ravard qui emploie six compagnons.
Théophile Alfred aime ce travail : on creuse le bois du tendre peuplier (les sabots sont destinés à la Marine, le peuplier ne glissant pas sur le pont des navires), on fit un beau feu de «crugeotte» (les copeaux) et on vernit les sabots à la fumée des cheminée.
C’était dans les années 1900. L’été, la saboterie se muait en entreprise de battage : trois machines à vapeur pour battre les grains, puis les mojettes maraîchines. « Alfred raconte encore le réglage des poulies réussi par le ferblantier-zingueur de St-Hilaire-la-Palud, réglage spéciale pour «faire les haricots»
Pas assez riche pour échapper au tirage au sort, Théophile Ravard est incorporé en 1904 aux 25e de dragons d’Angers. Trois ans de service. «Un beau rôle», dit-il aujourd’hui en contemplant ses photos en fringant uniforme…
Il reprend le métier de sabotier, se marie avec la fille du ferblantier et décide de s’engager dans la gendarmerie. Affecté en juin 1910 aux Chesnes (Ardennes), il «touche» son premier cheval l’année suivante : «ravageur», un bai brun (RA comme Ravard, c’était dans le règlement), entre les bottes d’un gendarme exemplaire qui ne boit ni ne fume et plaît aux filles. Ravageur…

De Verdun à Tours sabre au côté.
« Lecture, bonne, écriture, bonne ; connaissances diverses, les quatre règles d’arithmétique » dit son livret. On convoie les prisonniers entravés par la chaînette ou les « poucettes », on consigne les rapports dans les cahiers d’écriture, on soigne le cheval, on astique ou répare les molettes, les aiguillettes, la corde à fourrage, la musette mangeoire, la giberne-cartouchière, le coupe-chou…
Dix-huit mois d’Ardennes avec les chevauchées forestières, puis l’affectation à Cormery (IetL) en 1912. Éclate la « grande guerre ». Le gendarme Ravard est détaché à la prévôté : Verdun, la Belgique. Son activité ne se borne pas à traquer le pillard et le déserteur. Sa conduite lui vaudra notamment la médaille militaire.
Encore des milliers d’heures de cheval, à Cormery où il revient en 1916, à Tours de 1920 à 1925, époque où il devient gendarme à pied, faute de chevaux. Gendarme immuablement mobile…
En fait il se retrouve très vite en selle, pilote d’un side-car René Gillet, la machine étant adornée d’un panier en osier réservé hiérarchiquement aux fessiers des supérieurs, pour les visites aux brigades.
La recherche criminelle n’est pas négligée : Le 14 décembre 1926, notre Théophile perçoit une prime de 75f « pour son intelligente collaboration à l’arrestation d’un cambrioleur. »
Mais le side n’est qu’une transition. Citroën dote la gendarmerie de six véhicules automobiles. L’un est affecté à Tours. Au volant, le gendarme Ravard sillonne neuf départements, de la Normandie à la Charente Inférieure de l’Indre à la Pointe du Raz…

«Si jamais j’étais rappelé…»
Le service est agréable ; randonnées de 4 à 5 jours, hôtel, auberges, guinguettes. Et ce jusqu’à la retraite, en 1932, après 22 ans de gendarmerie et 3 de dragons.
Théophile Ravard s’établit à Niort et ce n’est qu’à 70 ans qu’il doit se résoudre à quitter son dernier emploi. Bah, il lui reste la pêche (a Arçais), la boule en bois (il a été président de la « populaire ») et, jusqu’à aujourd’hui, la pétanque («Il m’a encore mis la pâtée l’an dernier », avoue son petit-fils), le rituel rami avec sa fille, la «N.R.», la télé et surtout son jardin.
Quand il a mal aux reins, c’est qu’il a scié son bois et il faut se mettre en colère pour l’empêcher de monter sur le toit : il veut cueillir lui-même ses figues…
Un personnage, le gendarme Alfred. Lorsque l’on s’attarde à feuilleter son précieux livret militaire, il intervient : «Ne le perdez pas, si jamais j’étais rappelé…»
Difficile de s’arracher à un musée vivant, un musée qui sait se raconter avec chaleur et naturel.



Pierre Lechantre

 

 

Article relevé dans la Nouvelle République du 25 janvier 1981



19/08/2012
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